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Publié dans Multitudes n°34, automne 2008

Pauvreté, crise du climat et agrocarburants

mercredi 10 décembre 2008, par Alain Lipietz, Natalie Gandais

Nous allons à la famine ! Ce titre d’un des premiers livres de René Dumont anticipait de 31 ans celui de son dernier livre : Famines, le retour, et la réalité de cette année 2008. René Dumont, l’un des plus grands agronomes du XXème siècle et fondateur de l’écologie politique, prophétisait qu’un modèle de développement productiviste, guidé par la loi du profit, aboutirait nécessairement à des famines généralisées.

« Chez nous », il n’y a pas de famine. Simplement la hausse des prix. Mais pas de tous les prix : pas d’inflation cumulative comme dans les années soixante-dix. Une hausse des prix des produits de première nécessité : alimentation et énergie, postes principaux des dépenses des moins riches. Mais dans les pays déjà pauvres, cela signifie déjà que, sans catastrophe naturelle particulière, on ne puisse déjà plus manger à sa faim. L’image de la famine actuelle n’est plus le ventre ballonné des enfants des camps de réfugiés fuyant la sécheresse au Sahel. C’est l’image des émeutes de la faim dans les « Pays les Moins Avancés ».

Le dernier rapport de la FAO signale que 37 pays sont actuellement victimes d’une grave crise alimentaire, alors même que la plupart ne sont pas touchés par un "accident climatique" particulier (sécheresse exceptionnelle, inondation). Non : simplement ils ont abandonné, sous injonction des organismes internationaux, leur souveraineté alimentaire. Ils doivent importer leur nourriture de grands pays exportateurs qui eux-mêmes commencent à ressentir le changement climatique. Et ils sont de plus victimes du conflit pour l’usage des terres, identifié par les « 4 F » : Food, Feed, Forest, Fuel (alimentation humaine, cultures pour l’alimentation du bétail, protection des forêts et de la biodiversité, et culture destinées à être transformées en carburant). Depuis deux ans, le prix mondial des aliments a explosé, sous le coup de quatre facteurs : le changement climatique, la hausse du prix des carburants, l’apparition de nouvelles couches moyennes dans les pays "émergents" qui se convertissent à la viande (pour obtenir la ration de protéines dont l’être humain a besoin, il faut 15 à 20 fois plus de surface agricole si l’on consomme des protéines animales plutôt que des protéines végétales) et... le développement des agrocarburants pour "nourrir les voitures".

Ce développement des agrocarburants n’a pas seulement pour effet de réduire à la famine les plus démunis. Il se fait au détriment des droits sur leurs terres des communautés paysannes (pensons aux 4 millions d’hectares volés par les paramilitaires colombiens et replantés en palmiers à huile). Il se fait au détriment de la biodiversité, des dernières forêts primitives, comme en Indonésie où disparaissent les écosystèmes des orangs-outangs, des zones floristiques de l’Union européenne…

Et pourtant, il y a encore deux ans, le développement des agrocarburants était présenté comme la solution miracle contre la raréfaction des réserves en pétrole et dans la lutte contre l’effet de serre. L’Union européenne surenchérissait en objectifs de plus en plus ambitieux !

Le revirement quasi-unanime des positions officielles vis à vis des agrocarburants que l’on peut observer ces derniers mois est une première victoire. Il ne faut toutefois pas relâcher nos efforts. Il nous faut continuer à échanger nos points de vues, nos expériences, à les affiner, à convaincre. Car le combat n’est pas terminé et la route ne fut pas facile, pour esquisser une sortie « vertueuse » de la double crise énergétique et climatique.

En effet, concernant notre approvisionnement en énergie, nous sommes sous le coup de trois menaces, le « triangle des risques énergétiques », identifié dès le Sommet de la Terre de Rio (1992). Les risques liés aux carburants fossiles (effet de serre, pollutions locales, pénurie, conflits). Ceux liés au recours au nucléaire (risque d’accidents type Tchernobyl, et de dissémination militaire ou terroriste type Iran ou Corée du Nord, gestion des déchets radioactifs). Et les conflits « FFFF » sur l’usage des sols, avec risque de famine en cas d’utilisation des terres pour y produire des agrocarburants. Nous devons apprendre à nous en défendre sans tomber de Carybde en Scylla.

La bataille dans l’Union européenne

Un bref historique de la législation européenne en matière de biocarburants est ici nécessaire. Tout "commence" en mai 2003, avec l’adoption par l’Union européenne de la directive visant à promouvoir l’utilisation des « biocarburants »ii. Cette directive incite les Etats membres à fixer des objectifs indicatifs pour l’introduction d’une part minimale de biocarburants sur le marché : 2% en 2005 et 5,75% en 2010. Pour le groupe Vert au Parlement européen, c’est une victoire. Un biocarburant ne fait que relâcher dans l’atmosphère le gaz carbonique capter quelques saisons plus tôt par la fonction chlorophyllienne des végétaux. Il est théoriquement neutre à moyen terme en gaz carbonique si on n’a pas consommé d’énergie fossile pour le produire. Les écologistes pensaient à la transformation en carburant, par récupération et fermentation, des déchets végétaux, ou à l’utilisation rurale « en circuit court » des sous-produits huileux de la culture des oléoprotéagineux, comme le tournesol !

Mais très vite, on se rend compte que la proposition « vertueuse » de transformer en carburants ces déchets de la biomasse est dévoyée : les aides et les subventions des Etats et de l’Union européenne vont aux agriculteurs et aux cultures destinées à être transformées directement en carburants. Et ce à grand renfort d’eau, d’engrais, de pesticides, qu’il faut transformer et transporter… en brûlant des carburants fossiles. En France, pour faire une 1,3 tonnes d’éthanol avec du blé, il faut une tonne de pétrole ! Sans compter le scandale de nourrir des voitures avec le blé qui manque pour le pain.

En mars 2007, dans le cadre de proposition de révision de cette même directive par la Commission européenne, les dirigeants gouvernementaux européens s’engagent lors d’un Sommet à respecter l’objectif contraignant minimum selon lequel, dans chaque Etat membre, 10 % des carburants pour les transports devront être des biocarburants d’ici 2020. Cette décision fait suite au vote du Parlement européen, le 14 décembre 2006.

Ce jour-là, lors du vote d’une résolution sur une stratégie en faveur de la biomasse et des biocarburants, les amendements verts sont tous rejetés. Ils demandaient que la culture des agrocarburants ne se fasse pas sur les terres dédiées à l’alimentation ou à la conservation de la biodiversité. Aucun groupe ne les suit ! Tout juste cette résolution reconnait-elle que l’accroissement continu de la production d’huile de palme peut avoir une incidence sur les forêts naturelles et les productions alimentaires traditionnelles, entraîner des pertes de biodiversité et des conflits territoriaux, et provoquer des émissions significatives de gaz à effet de serreiii. Porté par la vague d’espoir que représentent les agrocarburants pour nos sociétés assoiffées de pétrole, le Parlement européen adopte le rapport à une très large majorité. Les Verts seront les seuls à voter contre.

Il a fallu l’organisation de nombreuses conférences sur les conséquences sociales et environnementales dramatiques des agrocarburants dans certains pays en développement (et notamment celles que nous avons organisée au Parlement européen le 9 mai 2007, sur la production d’agro-carburant à partir du palmier à huile : « Les arbres du Mal »iv), et la sortie par le groupe Vert d’une affiche et d’une carte postale « Manger ou conduire, faudra-t-il choisir ? », pour faire émerger notre message sur les agrocarburantsv. Les ONG européennes et sud-américaines ont été très actives sur le sujet, aux côtés des écologistes qui furent très souvent associés à leurs combats et à leurs conférences.

Ce n’est qu’après ce combat acharné, durant de longs mois, que la prise de conscience des effets potentiellement négatifs des agrocarburants, tant en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, que sur la sécurité alimentaire et l’environnement des pays producteurs, a émergé. Un revirement extraordinaire de la presse s’est alors produit, largement alimenté par les rapports alarmistes des grandes institutions internationales appuyant les analyses écologistes sur les agrocarburants.

Le plus retentissant d’entre eux fut bien évidemment le rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation des Nations Unies, publié le 22 août 2007vi, par ses déclarations fracassantes sur les effets des agrocarburants, véritable "violation du droit à l’alimentation et crime contre l’humanité", mais également grâce à la personnalité même de Jean Zieglervii.

En juillet 2007, un rapport conjoint de la FAO et l’OCDE s’interrogeait déjà sur l’impact de la croissance de la demande d’agro-carburants sur la hausse des prix agricoles.

Depuis, toutes les grandes institutions internationales y vont de leur déclaration sur les effets dangereux des agrocarburants sur la hausse des prix des produits de base et les émeutes de la faim qui en découlent (FMI, Banque Mondiale...). Seul le Président Lula semble camper sur ses positions !

Ce mouvement international, scientifique, politique et médiatique a ainsi permis un revirement au sein du Parlement européen. Et ce que les Verts n’avaient pu obtenir en décembre 2006, était voté à l’unanimité lors de l’adoption du rapport sur « Commerce et Changement climatique », le 29 novembre 2007. On y retrouvait « la » phrase sur la protection de l’alimentation et de la biodiversitéviii.

En janvier 2008, la Commission européenne présente enfin sa révision de la directive de 2003 sur les biocarburants, dans le cadre d’une directive plus vaste sur les énergies renouvelables. La directive confirme l’objectif de 10% pour 2020, mais contient des "critères de durabilité" pour éviter les investissements massifs dans des agrocarburants meilleurs marché, mais nuisibles à l’environnement. Les biocarburants qui ne permettent pas une réduction de CO2 d’au moins 35% comparé aux carburants fossiles, ainsi que les cultures de biocarburants semées après le 1er janvier 2008 dans les zones protégées, les prairies, les forêts et les zones humides riches en biodiversité, ne seraient pas comptabilisés pour l’objectif de 10%. Toutefois, fin juin 2008, la Commission n’a toujours pas changé ses « guidelines » et son objectif de 10%. Et les Verts continuent à se battre pour un moratoire sur l’objectif de 10%. Non sans succès.

Au sein même des institutions de l’Union européenne, des voix s’élèvent en effet contre les agrocarburants et vont jusqu’à réclamer une pause dans la législation européenne avant l’obtention de nouvelles données probantes. D’abord, le Centre Commun de Recherche, en mars 2008, dans son rapport sur les incertitudes relatives aux agrocarburants, puis, le 10 avril 2008, le comité scientifique consultatif de l’Agence Européenne de l’Environnement, demandent même la suspension de l’objectif des 10% d’agrocarburantsix.

Le 22 avril 2007 au Parlement européen, lors de la Déclaration du Conseil et de la Commission « Hausse des prix des produits alimentaires dans l’Union européenne et dans les pays en développement », le Groupe Vert organise une conférence de presse demandant à nouveau un moratoire sur les agrocarburants et invitant la Commission à abandonner l’objectif des 10%. Selon eux, l’utilisation de denrées alimentaires à des fins énergétiques est un mauvais choix. Seuls les déchets et les résidus issus de la biomasse doivent être utilisés pour la production énergétique.

Une place pour les biocarburants ?

Car attention ! Les Verts ne se déclarent pas contre tous les carburants captant l’énergie solaire par la fonction chlorophyllienne. Leur emblème reste le tournesol ! Pour jouer sur les mots, disons que les écologistes sont pour les biocarburants, issus des déchets de biomasse, et contre les agrocarburants, issus de cultures spécifiques et consommable…

En ce qui concerne les pays dits développés, ils sont pour une politique systématique de transformation en carburant de la matière putrescible mise en décharge, par fermentation. Ce qui a le triple avantage d’améliorer la gestion des déchets, de produire de l’énergie propre, et du compost. L’exemple de Stockholm et maintenant celui de Lille, la grande métropole de l’ancien Pays Minierx, devraient ainsi être plus largement suivis. Pas moins de 270 bus qui fonctionnement grâce au biogaz à Lille ! Les déchets de cuisine et de jardin sont ainsi transformés dans le Centre de Valorisation Organique en biogaz, carburant propre pour l’environnement, et alimentent ainsi les bus. Ici, on peut sans réserve parler de « biocarburants », carburants issus de la biomasse de déchets.

Et il convient d’encourager la deuxième génération de biocarburants, obtenus par la fermentation de la cellulose et de la lignine des déchets agricoles (drèches de mais, pailles de blé) et de foresterie. Mais pas la destruction des forêts tropicales pour la monoculture de forêts OGM destinées à cette deuxième génération de biocarburants (comme cela menace déjà l’Uruguay), car là encore, c’est la biodiversité et les populations indigènes qui en subissent les conséquences.

On entrevoit même une « troisième génération » : la fertilisation de micro-algues capables de produire de l’huile à partir du gaz carbonique d’échappement des processus industriels. Procédé qui semble être peu coûteux et décentralisable.

Y a-t-il cependant une place pour les "agrocarburants" proprement dits, c’est-à-dire les végétaux plantés pour devenir du carburant ? Toute réponse à cette question doit être nuancée. Non, lorsque les cultures d’agrocarburants attaquent les terres cultivables et les réserves d’eau et de biodiversité. Oui, peut-être, s’il s’agit de plantes qui gagneraient sur les terres arides (jatropha), ou si la fermentation ne fait qu’offrir un débouché à une production agricole en excès et peu substituable socialement à court terme, comme celle de la canne à sucre. Dans d’anciennes colonies sucrières (Antilles, Ile Maurice…), ruinées par l’effondrement du « régime sucre » sous les coups de l’OMC, et dont la production de sucre devient invendable, alors il est raisonnable, voire souhaitable, d’en faire de l’éthanol.

Ah ! le problème de la canne à sucre ! Au Brésil, en 2008, sur 60 millions d’hectares cultivés, 7 millions lui sont consacrés, dont 3 millions d’ha pour le sucre et 4 millions d’ha pour l’éthanol. À côté de cela, l’agriculture brésilienne occupe 170 millions d’ha en pâturages pour l’élevage du bétail, et cultive 21 millions d’ha en soja.

Les 4 millions d’ha de canne à éthanol (1,7% de la surface agricole…) permettent au Brésil de s’assurer 50% de ses propres besoins en carburants, car le rendement en éthanol de la canne à sucre brésilienne est tel que 1,2 tonne de canne fournit l’équivalent d’un baril de pétrole, en consommant 8 fois moins de pétrole. Et les « forçats de la canne » peuvent en couper chacun jusqu’à 900 tonnes par jour !

Certes, il est difficile de contrôler l’expansion de la canne à sucre, et par ricochet celle-ci contribue à chasser le soja vers le cerrado (biotope de savane arborée du centre du pays, riche en biodiversité), et l’élevage vers l’Amazonie. Mais peut-on, au Brésil, la rendre directement responsable de la déforestation de l’Amazonie ? L’augmentation des surfaces cultivées en canne à sucre a bel et bien, dans les années quatre-vingt du plan pro-alcool, provoqué la déforestation et l’expulsion des petits paysans de la « Zona da Mata ». Mais peut-on prétendre, aujourd’hui, que les 4 millions d’ha de canne à éthanol sont responsables de l’extension des pâturages, cultures de soja OGM et autres cultures, toujours plus loin dans le cerrado et les forêts ? Dans ce cas, on peut plutôt penser que c’est notre consommation de viande, et nos importations de soja pour l’alimentation du bétail européen, qui détruisent la forêt amazonienne. N’oublions pas un F du conflit FFFF…

Combattre sur trois fronts

Hélas ! Le recul du prestige des agrocarburants a fait revenir sur le devant de la scène le nucléaire, décrété par certains "énergie propre" et outil de taille dans la lutte contre le changement climatique. Surtout pas ! Les Verts rejettent la dangereuse industrie nucléaire et il faut poursuivre la lutte contre les porteurs de cette campagne de manipulation. Il faut se battre sur les trois cotés du « triangle des risques énergétiques » : le nucléaire, les énergies fossiles et les conflits « FFFF » pour l’usage des sols.

La réponse à la crise énergétique est entre nos mains. Il faut sortir du triangle… en consommant moins d’énergie, puis en l’utilisant mieux, et enfin seulement en cherchant à en produire de façon « soutenable ». Poursuivre les efforts de sobriété énergétique, utiliser et développer au maximum les transports en commun, éviter les déplacements inutiles. Améliorer les rendements énergétiques de tous nos appareils, isoler thermiquement le bâti aussi bien ancien que nouveau. Et poursuivre les recherches et le développement des sources d’énergies alternatives : géothermie, bio-récupération, apport direct du soleil (pompes à chaleur, capteurs, éolien...), etc.

Mais si on voit bien, avec la sobriété énergétique, l’amélioration de l’efficacité énergétique, et le développement des énergies renouvelables (dont les biocarburants « soutenables »), une issue à deux des risques du triangle énergétique (éviter le nucléaire, éviter d’utiliser les terres agricoles pour les agrocarburants), le risque de l’effet de serre dû aux consommations d’énergie fossile doit encore être combattu à toute force. C’est le sens que peut prendre la recherche complémentaire pour la capture du gaz du gaz carbonique, par exemple… en plantant des arbres (mais pas au détriment de la biodiversité), en l’enfouissant dans des aquifères salins profonds (mais en prenant garde aux fuites et à la contamination des aquifères potables), etc.

La crise du climat et la crise énergétique appellent une « économie mobilisée », comme disait l’économiste hongrois Kornai. L’exemple-type en est l’économie de guerre. Faisons en sorte que les victimes de la guerre au changement cliamtique ne soient pas, comme toujours, les plus pauvres de la planète , mais qu’ils en soient, au contraire, les premiers bénéficiaires.